Dans la vie courante, en France, la règle de courtoisie veut que l’on dise “bonjour” ou "bonsoir" selon le moment de la journée, pour saluer une personne que l’on rencontre et lui souhaiter une bonne journée ou une bonne soirée. Ce souhait comme la plupart de nos gestes au quotidien n’a de valeur que s’il y a une relation entre la pensée, la parole et le geste. Un "bonjour" balancé à quelqu’un en regardant ailleurs n’est qu’un devoir de courtoisie dénué de sens. Dans certains endroits comme dans une salle de sports ou dans le milieu du travail, c’est peut-être suffisant pour ne pas enfreindre la règle. J’ai remarqué qu’en Corse et dans certains endroits au Vietnam, après le "bonjour" traditionnel du matin, on vous demande "as-tu bien dormi ?". Cette petite interrogation personnalise le "bonjour" et donne une attention particulière à la personne en face en lui montrant que l’on s’intéresse à sa santé car bien dormir signifie qu’on n’a pas de souci et qu’on est en bonne forme. Les Vietnamiens, souvent, serrent la main de l’autre personne avec leurs deux mains offrant ainsi la chaleur et l’énergie yin-yang émanant de leurs mains comme preuve d’amitié. Ce salut à deux mains dans la vie sociale comme dans les écoles d’arts martiaux oblige la personne qui le fait d’être en face de l’autre personne et lui adresser personnellement son salut. Mettre ses deux mains en évidence ou baisser le corps pour saluer montre également sa modestie, sa sincérité et sa confiance envers l’autre.
Dans une école d’arts martiaux traditionnels, le salut a ou devrait avoir une autre dimension que je vais essayer de partager avec vous.
Jeune, j’accompagnais souvent mes grand-parents qui étaient les premiers membres de la pagode Tam Tông Miếu à Saigon pour suivre les enseignements et participer à leurs cérémonies. Plus tard, mon grand-père y habitait à plein-temps jusqu’à son décès. Tam Tông Miếu est un temple particulier qui pratique en même temps le Bouddhisme, le Taoïsme et le Confucianisme. Ces enseignements ont peu à peu forgé mon esprit bien que ma tendance non-conformiste réfutait certains préceptes du confucianisme. Naturellement et avec le temps, ces enseignements sont devenus sans le vouloir le fondement des styles d’arts martiaux que j’avais appris et surtout le Lam Sơn Võ Đạo que je partage. Au Vietnam, on dit que ce qui arrive sans qu’on le cherche, comme une rencontre avec une personne ou une situation et qui va influencer le restant de notre vie vient du "Duyên", terme que l’on peut traduire "maladroitement" par destin. "Duyên" c’est un événement, une rencontre juste, à un moment juste pour une durée sûrement juste mais surtout "Duyên" ne dépend pas de notre volonté.
Avant de saluer "le tapis d’entraînement", les photos des maîtres et pratiquer le Bái Tổ qui est le salut avant un enchaînement, parlons de la démarche pour entrer dans une école d’arts martiaux. Ầ une certaine époque, les pratiquants recherchaient le maître parfois dans un endroit reculé pour apprendre les arts martiaux (tầm sư học đạo). De nos jours, les maîtres cherchent les pratiquants dans les foires aux associations. Le fondement et l’esprit des écoles d’arts martiaux ont changé à partir de ce phénomène. Les arts martiaux deviennent peu à peu un mouvement sportif ou des sports de combat. Ceci est une autre histoire et restons sur notre première idée même si elle semble de nos jours, idéologique.
Pour entrer quelque part, il faut tout d’abord pousser une porte. Rechercher, frapper à et ouvrir une porte est une démarche personnelle, sans laquelle on ne peut pas voir "le précieux" même si la porte était grande ouverte. Pousser la porte fait peur car on passe du quotidien qu’on connaît bien vers l’inconnu. Dans la plupart des écoles d’arts martiaux vietnamiens et dans le Lam Sơn Võ Đạo, on commence par la ceinture noire des débutants pour arriver à la ceinture blanche des maîtres. Pousser la porte veut bien dire qu’on passe des ténèbres vers la lumière, de l’ignorance vers la connaissance. C’est l’ouverture de la conscience. Entre la ceinture noire et la ceinture blanche, les autres couleurs représentent des étapes, des épreuves pour se réaliser. Dans un des livres que j’avais écrits, j’avais parlé du symbolisme de la carpe qui a vaincu sa peur, et après bien de péripéties il a pu remonter la cascade et traverser la porte Vũ Môn pour se transformer en dragon.
Beaucoup de pratiquants comprennent ces termes au premier degré et baissent machinalement la tête chaque fois qu’ils montent ou quittent le tapis. On ne salue pas le tapis en tant que matériel. Une fois qu’on a vaincu notre peur et notre manque de confiance, on pousse la porte pour pénétrer dans un lieu d’apprentissage et de perfectionnement de son corps et de son esprit, on baisse alors la tête pour saluer l’esprit de l’art martial et pour regarder son cœur. En saluant "le tapis", on oublie tout le stress de la journée, on met de côté toute joie et peine qui nous ont perturbés pour se donner entièrement à notre entraînement. Chaque exercice devient une étape sur le chemin de la connaissance comme des cascades que les saumons doivent surmonter pour revenir sur leur lieu de naissance, frayer, mourir et se décomposer pour nourrir leurs petits de leur propre chair. Est-ce le résultat de cette persévérance et de ce sacrifice qu’on appelle "se transformer en dragon" ?
En France, en général, les associations d’arts martiaux ont leurs activités dans des salles municipales. Les divers clubs d’arts martiaux se partagent les horaires dans la même salle et présentent sur le même pan de mur les photos de leur fondateur respectif. Avant et à la fin des cours, les enseignants et pratiquants se mettent en face des photos pour saluer l’ensemble des maîtres et des fondateurs, parmi lesquels les leurs. Parfois, certains professeurs "excessifs", tout en enseignant à leurs pratiquants la voie, le Do, le Dao trouvent un moyen pour ne saluer que leurs propres maîtres. Ce geste réducteur ne valorise pas leur maître car il ne reflète pas l’esprit des arts martiaux. Alors que peut-on voir à travers le salut aux maîtres à chaque entraînement ?
D’abord, on apprend le sentiment de reconnaissance et de gratitude. On ne salue pas un maître en tant que personne mais on salue l’œuvre qu’il a léguée à son école et à la communauté des arts martiaux. On ne salue pas les photos des maîtres mais on salue leur aura en reconnaissant l’exemplarité de leur vie. On rend hommage aux maîtres pour les chemins parsemés d’embûches qu’ils ont surmontées et qu’ils nous ont montrées, chacun à sa manière. Parmi ces chemins, celui qu’on a choisi et accepté de poser nos pas, c’est le Dao, la voie de l’art martial. Notre maître n’est pas le meilleur, il nous convient. Notre voie n’est pas la Vérité, elle nous correspond.
Ensuite on apprend la modestie en baissant la tête ou en se courbant le corps. La pratique des techniques martiales dans la plupart des styles stimule l’énergie bois du foie, ce qui fait augmenter l’énergie feu du cœur et qui facilite la colère. Les niveaux dans les ceintures augmentent le sentiment d’orgueil. L’égo fait que les gens n’aiment pas perdre, alors que les combats et les compétitions accentuent le sentiment agréable de gagner et désagréable de perdre. C’est pour cette raison qu’au Vietnam une des devises des pratiquants est "Thắng không kiêu, bại không nản", ce qui veut dire "vaincre sans orgueil et perdre sans tristesse". Je disais souvent aux pratiquants "champion aujourd’hui, ex-champion demain" pour leur faire prendre conscience de la même chose : la modestie.
On se met pieds joints en Lập tấn, les poings serrés sur les hanches. On avance la jambe droite en Chảo mã tấn, le bras gauche se tend légèrement et la main droite glisse le long et à l’extérieur de l’avant-bras gauche. Le corps est de biais, l’épaule droite est plus avancée par rapport à l’épaule gauche. La main ouverte avec les doigts bien fermés se pose au niveau de la vue. Ce salut est utilisé pour commencer et pour terminer le cours, comme pour commencer et terminer un combat entre pratiquants. Ce salut est une technique pour dévier une attaque ou pour frapper l’adversaire.
On se met pieds joints en Lập tấn, la main gauche ouverte se joint au poing droit. On baisse légèrement le corps en même temps que la tête. Ce salut se pratique dans la plupart des écoles d’arts martiaux vietnamiens. Dans le Lam Sơn Võ Đạo, on utilise ce salut pour saluer la photo du fondateur et celle du maître patriarche. On l’utilise pour saluer les maîtres, les professeurs et tous les pratiquants. Dans le Lam Sơn võ thuật, après le salut martial de la fin entre enseignants et pratiquants, on se met face aux photos des maîtres pour saluer de cette façon. Les enseignants se retournent ensuite vers les pratiquants et on se salue avec les mains jointes, maintenant que le cours martial et terminé. Dans le Lam Sơn Nhuyễn Công, comme il n’y a pas de combats ni d’autres formes de confrontations, on utilise uniquement cette forme de salut.
Une de mes élèves, comédienne de métier, me disait un jour que malgré son expérience, elle a toujours le trac avant de monter sur scène. Le stress lui faisait mal au ventre quand elle se cachait derrière le rideau, à côté de la scène. Puis, juste avant son tour, elle faisait un signe de croix et tout le stress disparaît comme par enchantement. J’ai pensé tout de suite au Bái Tổ, cet hommage d’une vingtaine de secondes aux ancêtres, qui aide à se centrer sur ce que l’on doit faire. C’est un moyen qui permet de vivre le moment présent afin de se consacrer entièrement à notre tâche. Le Bái Tổ élimine les angoisses et d’autres pensées parasites. Il fait glisser comme l’eau sur une feuille de lotus, tout le stress, la peur et les émotions négatives qui affectent notre esprit. On peut alors exécuter un quyền, un enchaînement d’arme (Bài vũ khí) ou faire un combat libre de toute anxiété.
Dans le Lam Sơn Võ Đạo, il y a trois petits enchaînements qui font office de Bái Tổ.
Pieds joints, la main gauche ouverte et collée au poing droit signifie : je suis prêt, mes énergies Yin-yang se rejoignent. Je suis bien centré et ancré, ma tête est au contact avec le Ciel, mes pieds appuient sur la Terre (Đầu đội trời chân đạp đất). Cette expression montre la liberté de l’esprit, l’ancrage, le courage et la droiture d’un être. Le cœur imprégné de ces valeurs, je fais un pas vers la droite, puis vers la gauche pour saluer et remercier mes frères et sœurs voire l’ensemble des pratiquants des arts martiaux. Je reviens en Lập tấn puis avance le pied droit en Chảo mã tấn, le bras gauche se tend légèrement et la main droite glisse le long et à l’extérieur de l’avant-bras gauche. Ce salut est utilisé pour rendre hommage aux maîtres pour leurs enseignements. Je recule avec un long Đinh tấn en arrière, les mains après un demi-cercle en avant, se placent sur les hanches. Le recul montre la modestie mais permet également de voir plus clair, plus loin. L’expression "prendre du recul" exprime bien cette prise. Techniquement, ce sont deux absorptions sur les côtés suivies d’une contre-attaque en sabre de main vers l’avant.
Le deuxième enchaînement du Bái Tổ comporte deux mouvements supplémentaires avant de commencer celui précédemment décrit. Pieds joints, les mains sur les hanches, j’avance le pied droit en Đinh tấn au ras du sol, les mains font chacun un demi-cercle vers l’avant et se rejoignent. Le pied gauche à l’arrière avance et rejoint le pied droit, le corps se redresse et les mains remontent vers le ciel, s’ouvrent et se referment comme une saisie pour revenir vers les hanches. Je suis un être vivant entre le Ciel et la Terre. Le geste de se baisser pour frôler les mains contre la terre puis s’élever, faire une saisie avec les mains vers le ciel et ramener les poings aux hanches symbolise l’union des trois énergies Ciel - Homme - Terre. A partir de là, on enchaîne avec le salut précédent. Techniquement, c’est un changement de niveau vers le bas pour exécuter une technique de saisie de jambes et de projection.
C’est le salut spécial destiné aux Phượng hoàng quyền et aux Phượng hoàng kiếm (enchaînement à mains nues et d’épée du phénix). On commence par l’ouverture des ailes du phénix en Chảo mã tấn. On fait un saut en Tọa tấn vers la droite, suivi d’un coup de pied sauté et on retombe avec ancrage en Quy tấn. On se retourne en Đinh tấn avec la jambe gauche devant, et pique de la main droite. Le travail du phénix c’est l’harmonie entre le corps et l’esprit. Les vietnamiens disent "trí tuệ phát triển trong tỉnh lặng - Bản lỉnh phát triển trong bảo tố" ce qui veut dire "l’intelligence et la sagesse se développent dans le calme - Le courage se développe dans la tempête". Le travail du phénix c’est donc l’harmonie entre la souplesse et la force, la sagesse et le courage. Le phénix est yin-yang.
Techniquement, c’est le travail le plus difficile à réaliser dans le Lam Sơn Võ Đạo. Il doit refléter le travail subtil du yin-yang dans le Đan điền grâce à la succession de mouvements, dans les membres supérieurs : ventre - épaules - coudes - poignet - mains comme dans les membres inférieurs : ventre - aine - genoux - chevilles - pieds. Le travail du phénix est une combinaison harmonieuse entre les techniques fluides et légères comme les positions hautes, les sauts et les ancrages précis avec les positions très basses.
Pour conclure, je précise que ce que j’écris est mon point de vue personnel sur les arts martiaux que j’ai pratiqués et plus précisément le Lam Sơn Võ Đạo que je partage. Un professeur enseigne ce qu’il avait appris, un maître partage ce qu’il a vécu. Un élève demandait à son maître : “pourquoi ne m’enseignez-vous pas la dernière prise ?” et le maître lui répondit : “cette prise est dans ton cœur, elle est en toi, c’est à toi de la trouver”. En vietnamien on dit "ngẫm và ngộ". Ngẫm veut dire réfléchir non seulement avec la tête mais également approfondir avec le cœur. Ngộ veut dire trouver mais pas par un raisonnement intellectuel. C’est plutôt une lumière qui s’allume de notre intérieur, qui efface le côté sombre en nous. "Văn ôn, võ luyện" veut dire "les lettres se cultivent, les arts martiaux se pratiquent". Ne vous contentez pas de réciter votre enseignement. Luyện, Ngẫm et Ngộ et vous allez découvrir votre voie, vous découvrir vous-même.
Jacques Tran Van Ba
3 décembre 2024